Partir se confronter aux éléments au coeur d'une nature sauvage, dominante. Ecouter, enregistrer pour composer une musique entièrement sur place. Une bande son sensorielle. Aucune note ne sera ajoutée après le retour.

60° 43' Nord

Enfant, Romain Delahaye avait pris coutume d’observer la mer. L’inlassable roulement des vagues ne cessait alors de nourrir l’imaginaire de ce jeune parisien né en 1979, souvenirs indélébiles de vacances dans la maison familiale en Bretagne. Comme une drôle de prémonition, c’est à quelques kilomètres de là, à St Malo, que ce natif de Grenoble «  et ses vallées trop étriquées  » à son goût, prend le large un matin d’hiver 2013 sur le chalutier Joseph Roty II, pour un voyage bien particulier. A bord de ce colosse de 90 mètres de long, le musicien emporte plusieurs centaines de kilos de matériel, 6 claviers, 2 guitares, 3 micros, 7 pédales d’effets, un ordinateur, une table de mixage, des enceintes et une boite à rythme, le tout pour aller composer, jouer, enregistrer et mixer entièrement un album au beau milieu des caprices de l’Atlantique Nord.

Après 34 jours sans escales, 4896 miles et des déferlantes de 17 mètres de haut, 60°43’Nord  (sa plus haute position enregistrée dans l’océan, à 230km des côtes écossaises) apparaît comme une quête artistique (créer dans des conditions extrêmes) et personnelle (être enfermé dans un espace confiné sur un horizon sans fin) aux allures d’anthropologie sonore (il est embarqué avec une soixantaine de pêcheurs portugais, polonais et français), une œuvre composite hors norme. Imaginez Matthew Herbert et  François de Roubaix sur un bateau décrit Pedro Winter qui flasha littéralement sur le projet et décida d’éditer un vinyle collector sur son label Ed Banger en 2015. Si l’entreprise de Romain Delahaye alias Molécule impressionne, c’est parce qu’elle initie un processus de création inédit, mêlant à la fois les sons industriels d’un chalutier en mer (le moteur, les câbles, la pêche, le bruit de la coque contre les vagues) et ceux du grand large (la houle, le vent, les déferlantes) dans une traversée technoïde oscillant entre ambient immersive et rave berlinoise au milieu de l’océan. J’ai toujours envisagé la musique comme un moyen de vivre ma vie. Ça me permettait déjà d’être en marge de la société, de la routine, et finalement d’aller au bout de mes pulsions intimes, coûte que coûte. Molécule, navigateur solitaire  ? Ce serait trop simple. Car même s’il est considéré parfois comme un ovni dans le paysage musical, il fut longtemps affilié au courant dub et abstract hip hop des années 2000. Frappé par la vague venue de Londres et Bristol (Massive Attack, Tricky, Portishead) le producteur français croisa régulièrement les routes d’une scène française en ébullition (High Tone, Zenzile, Ezekiel) avant d’entamer un virage plus techno en 2010. Mes disques de chevet après Pink Floyd, ça a vraiment été la claque des Daft Punk «  Homework  » puis la découverte de Maurizio (et le label Basic Channel). Après 1997, la techno n’a plus jamais été pareille. Autodidacte distant des étiquettes, le parisien marque une pause après son quatrième album en 2010 et la naissance de sa fille. Face à l’impression désagréable de tourner en rond dans la capitale, il prend la tangente comme en 2002 en quittant ses études de psychologie et de sociologie pour se consacrer exclusivement à la musique. Le fait de ne pas tout maîtriser est quelque chose de très important pour moi, savoir cultiver l’erreur, avoir une base pour maitriser les grandes lignes mais pouvoir lâcher complètement prise à un moment donné. Bien plus qu’un énième disque de musique électronique 60°43’Nord porte la marque exaltante d’un producteur à l’aventure, affranchi de tous ses tics urbains. Je suis parti sans aucun disque à bord, pour me couper des références, me réinitialiser, chambouler tout mon processus de création. Homme libre, toujours tu chériras la mer clamait Baudelaire. Dès lors, Molécule n’a pas terminé de regarder l’inlassable oscillation de la houle et nous sommes loin d’avoir fini de suivre les odyssées musicales de Romain Delahaye.

60°43’NORD : LIVE AUX TRANS

5 décembre 2015, 4h45 du matin. A la proue de ses synthés (Buchla, Analog Four et Mini-moog), de sa boite à rythme TR-8 ainsi qu’un écran d’une quinzaine de mètres le surplombant, Molécule plonge l’immense hall 9 du Parc des expos rennais dans les méandres furieux de l’océan Atlantique, bien connu des bretons. Dans ce Zénith éphémère, rempli de 7500 spectateurs, la foule prend alors en pleine face un live sans relâche où les images tournées lors du périple se percutent et se fondent aux beats et boucles puissantes du musicien. Les Transmusicales de Rennes, c’est un véritable mythe raconte t-il un passage marquant dans la carrière d’un artiste. J’avais joué pour les Bars en trans en 2008, mais faire la première de 60°43’Nord en clôture du festival officiel devant une foule aussi énorme, c’est une charge émotionnelle dingue ! Et le faire en Bretagne, c’est comme une filiation entre mes racines de Cancale et le port d’attache du Joseph Roty II (St Malo) il y a forcément une certaine forme de fierté personnelle.